J’essaie de croire que le monde n’est pas tel que mes yeux clairs me laissent le percevoir.
J’ai un sentiment d’humilité face à lui, face sa grandeur, sa complexité, son apparente absence de loi. En arrêtant le temps, je pourrais le contempler à l’infini : du battement d’aile d’un papillon à l’activité trépidante d’une grande ville. Le soleil se lève, brille au delà des nuages et finit par se coucher pour laisser place à ses frères bien plus lointains, le temps d’une pause. Et avec cet enchainement de moments, le temps suit sa marche, inexorablement. En est-il de même pour l’Humanité ? En cette année de commémoration de la première guerre mondiale, il est difficile de se replacer dans le contexte de cette époque, dans la vie de ce Monsieur Tout Le monde, dans ce qu’il pensait, ce qu’il vivait, ce qu’il percevait. L’Humanité, à ce moment là, marchait vers l’horreur de la guerre. Etait-ce inexorable ? L’accumulation des histoires des peuples rendait-elle impossible d’échapper à un tel conflit ? Quel sentiment de puissance ou d’impuissance habitait les citoyens de ce monde ? Il est parfois dit qu’il suffit d’un homme pour changer une situation du tout au tout. Mais il faut que cette personne soit au bon endroit, au bon moment et prenne la bonne décision. C’est ce que l’Histoire appelle les Grands hommes. Ce sentiment d’impuissance que l’on peut tous éprouver face à quelque chose qui nous dépasse m’intéresse.
Je suis assis ce soir dans mon canapé. Après quelques minutes passées devant la télévision pour entendre le brouhaha de notre société, je m’interroge. J’ai le sentiment, l’intuition que nous sommes à un tournant de l’Histoire. Je vois apparaître une crise qui a de multiples facettes dans notre beau pays : la décadence intellectuelle, l’absence de vision et le dévoiement. Il serait tellement facile de prendre à témoin cette télévision miroir de l’aujourd’hui pour le démontrer. Mais vu le niveau, cela serait encore plus déprimant. Non, ce que j’essaie de sentir, de pressentir, c’est comment je pourrais changer les choses à mon niveau, moi, à la fois unique et insignifiant. Ma vie, déjà bien remplie selon les critères du début du siècle dernier, m’a permis d’apprendre, de profiter, mais aussi d’enseigner, de chercher, de discuter, de confronter. Je suis heureux d’avoir rencontré des personnes remarquables, d’avoir pu partager, échanger, prendre en elles tout ce que je pouvais en accepter, ce qui m’a rendu et continue de me rendre meilleur. Ces amis, parfois d’un jour, de souvenirs vibrants dans ma mémoire non encore usée, mais aussi de ceux d’aujourd’hui, parfois si distants et si proches, font ce que je suis aujourd’hui, ainsi que ma vision de notre monde. Mes yeux ne sont clairs que par ces lumières me montrant la diversité de notre monde et sa complexité.
Est-il possible de lutter contre notre décadence ? Pour moi la décadence, c’est la fuite devant le raisonnement. Raisonner, c’est accepter d’avoir tort, c’est rechercher l’explication, les arguments pour se faire sa vérité, c’est accepter que sa vérité n’est pas LA vérité, c’est agir. Cette fuite, je la vois au quotidien, dans mes travaux, dans la politique, sur les réseaux, sur le fonctionnement de notre société. Oh je ne dis pas que tout est mal, mais j’ai l’impression d’être dans un véhicule qui fonce droit dans un mur sans savoir qui est au volant, ni où se trouve le volant… et regardant les passagers tous contemplant notre désarroi. Oui, je me sens impuissant. Et si j’en discute largement, je trouve des échos avec cette absence de vision… J’ai l’impression que tout notre monde est tourné vers le passé, ou dans le meilleur des cas, bloqué dans le présent. Le divertissement, vivre l’instant présent, le Carpe Diem, n’est, pour moi, qu’un cache sexe de notre incapacité, peut être involontaire ou probablement organisée, à vouloir embrasser et construire notre monde. Je pense donc je suis, c’est une farce. Je pense, j’agis donc je suis, m’apparaît plus réaliste. Métro, boulot, sexo, marmot, impôt, dodo, ce train-train quotidien, où chacun dans notre coin, nous essayons de faire, je l’espère, le mieux que nous pouvons, tout en acceptant notre soumission. Mais comment ne pas être soumis devant le dévoiement : ceux qui mentent, par intérêt, par orgueil, par compromission. J’avoue que je peux comprendre que l’intérêt personnel peut être plus fort que tout. Mais de là, à avoir les suffrages d’autres quand chacun a le choix. C’est à croire que Morphée s’est transformé en conseiller de dévoiement nocturne. Pour le combattre, il faut être beaucoup plus fort et ce n’est pas facile, sans adopter soi-même les mêmes travers.
Je nous vois donc nous enfoncer dans l’impasse écologique avec un regard effrayé, contemplant notre marche inexorable vers le chaos. Etait-ce un sentiment similaire que ces citoyens de 14 éprouvaient ? Je ne peux que ruminer le fait qu’être la bonne personne, au bon endroit, au bon moment, dans un monde mondialisé m’apparaît encore plus difficile à réaliser que par le passé. Ce concept est probablement même obsolète. Seul un groupe mondialement constitué pourrait agir. Il y a là probablement quelque chose à faire et dans ce monde mondialisé, nous avons des outils, mais en avons-nous la volonté ? Si je pense à ma propre personne, à mon individualisme, j’aurais tendance à tout oublier, à fuir. Mon égo me dit : « de toute façon, tu vas crever et tu ne seras plus là pour savoir ce qu’il se passera ». Qu’est-ce qui me pousse à vouloir dépasser ma propre condition ? Je n’ai même pas de gosse, je ne me sens pas redevable. Pourtant je rêve : je rêve que le propre de l’Humanité est de s’améliorer. En ayant en tête ces héros parfois imaginaires, je fantasme ce que nous pourrions faire. Mais je suis seul, je n’agis pas à la hauteur de mes rêves. Je cherche le bon volant. Aidez-moi.