La perception de l’humain est quelque chose qui n’arrête pas de m’étonner. Nous sommes des êtres vivants dont la durée de vie est limitée. Cependant nous vivons au quotidien avec un double sentiment contradictoire avec notre nature : un sentiment que notre environnement et nous-mêmes ne changeons pas trop avec le temps, et un sentiment de temps qui passe assez flou et qui peut paraître infini.
Bien entendu, nous changeons avec le temps : par exemple, nous passons de l’état d’enfant à celui d’adulte, ce qui est considérable comme changement. Mais la petite voix qui est en nous ne change guère : elle murit, elle s’épaissit et notre propre perception de soi ne m’apparait pas évoluer grandement. Il y a des marqueurs de l’âge vieillissant qui nous rappellent que nous changeons physiquement, mais la jeunesse de pensée reste présente : notre identité/conscience n’évolue pas aussi fortement que notre corps. J’ai toujours l’impression d’être en grande partie le gamin de 20 ans que j’étais.
La perception que nous avons du monde est aussi biaisée, à plusieurs niveaux ! Par exemple, à plus de 40 ans, je me suis amusé à regarder les endroits où j’ai vécu enfant : ces endroits ont drôlement évolué : les maisons sont encore là, mais elles ont toutes changé : le choc est d’autant plus percutant que les souvenirs que je garde ont été créés avec une perception d’enfant : je sais qu’il faut relativement faire confiance à sa mémoire pour se rappeler le passé mais les changements observés me heurtent fortement : j’ai l’impression que mes souvenirs étaient d’hier. Et pourtant tout a changé : d’autres personnes ont vécu aux mêmes endroits et ont laissé leurs empreintes. C’est un marqueur du temps qui a passé, comme une flèche du temps tirée en plein cœur.
Notre perception est aussi biaisée par la construction moderne de notre monde : nous nous assurons sur les péripéties de nos vies, voulant atténuer les événements imprévisibles mais aussi nous permettant de faire des projets à long terme. Emprunter de l’argent sur 25 ans pour s’acheter un logement, c’est possible. Pourtant, 25 ans, c’est énorme pour une vie donnée. Qui peut dire ce qu’il se passera dans 25 ans ? Nous avons une société qui fait de la stabilité la base de sa prospérité : il est possible de se projeter, de construire quelque chose non limitée à la durée d’une existence humaine. Mais cela reste quelque chose d’assez récent. Si l’on regarde l’histoire du 20ième siècle, avec 2 guerres mondiales, au début du siècle, la stabilité n’était pas de mise. Mais depuis, la prospérité, avec l’allongement de la durée de vie, relativise l’instant présent et futur : tout paraît possible, au-delà de sa propre vie. Il faut penser à sa carrière, sa vie de famille, sa retraite, son capital et à sa transmission. Réaliser ses rêves, aujourd’hui, demain et après-demain ? Les personnes qui vivent dans l’instant présent sont souvent regardées avec étonnement, comme ces adeptes des sports extrêmes qui mettent leur vie en jeu pour des sensations…
Pourtant, cette vision immuable de société n’existe pas réellement : tout est changement, parfois lent, parfois rapide, même si notre société met des points de repères. Prenons par exemple le logo de l’Organisation des Nations Unies :
il représente un moment de la Terre qui n’existe déjà plus : c’est encore imperceptible, mais les continents se déplaçant, la Terre change. Et ce qui est vrai pour la tectonique des plaques, l’est encore plus pour le climat. Il suffit de remonter le temps de 20000 ans pour avoir une période glaciaire, une Europe principalement recouverte de glace et un océan plus bas de 120 mètres. Et des changements similaires sont à venir. Il n’y a pas beaucoup de points de repères qui tiennent avec le temps.
Comment considérer le monde à l’échelle d’une vie humaine ? Des milliards d’années nous séparent d’un big bang, et dans quelques milliards d’années, le système solaire n’existera plus. A notre échelle, nous avons des rêves, des aspirations plus grandes que nos propres existences. Mais comment appréhender ce monde qui n’est que changement ?
Nous voulons croire à la stabilité, au fait que le monde ait une part d’immuable. Mais tout est éphémère. Ce moment même où j’écris ces phrases est déjà passé, à jamais. Et cela est tout aussi vrai pour le moment suivant.