Un soir, dans le métro
Station Châtelet : un jeune homme monte dans la rame du métro qui me ramène chez moi. Difficile d’expliquer ce qui attira mon regard sur cette personne. Etait-ce son carnet sous le bras, son regard en quête de vie, sa démarche toute effacée. Je ne sais pas. Alors que le machiniste fait retentir le signal de fermeture des portes, je prends conscience de la perspective qui anime cet individu.
Les portes se ferment dans le vacarme qui les caractérise : pas trop rapide pour ne pas surprendre les passagers, mais suffisamment fortement pour ne pas laisser le doute sur leur fermeture. Il est là, s’appuyant sur les portes du coté opposé, à observer le wagon. Tandis que le métro s’ébranle, le moment est venu de jeter le masque : ouvrant son carnet, sortant son crayon de sa poche, il regarde avec insistance le carré assis où prennent place une famille ordinaire : des parents et deux enfants. D’un trait sec, le doute n’est plus permis : il est dessinateur et l’oeuvre que je surprends n’est ni plus ni moins le génie humain : la création.
Ca bouge. Le métro roulant dans son tunnel nous transporte d’une manière saccadée. Les accélérations et les mouvements de caisse sont autant d’incitations pour le crayon à noircir la page présente : le toit de la voiture prend forme, les poteaux de maintien aussi. Tout doucement, les fenêtres prennent place et les premiers dessins de tête s’immiscent dans ce décor dynamique. Mouvement ! Le métro ralentit.
Station cité : avant de descendre, je sens les regards chercher le panneau indicateur de l’arrêt. Le doute s’installe un instant, très fugace, mais il est vite effacé devant la reconnaissance d’un lieu bien connu. Certains descendent, d’autres montent. Le paysage dans le wagon change mais cela ne change en rien l’attitude de notre homme. La scène prend forme. Est-ce déjà une scène passée et révolue, ou une scène en évolution ? Je regarde d’un peu plus près. Je souris. Je sais que je suis observé. Je ne veux pas déranger. Je reste à ma place, observateur du dessinateur.
Reprenant notre chemin, nous sommes de nouveau en mouvement. Les portraits sont faits : les émotions transparaissent en quelques traits : la fille regardant sa maman avec amour, le papa fixant la fenêtre… Il suffit de pas grand chose pour représenter une émotion. Tout est dans l’art de sélectionner ce qui est significatif du moment. Les traits sont vides. Le dessin n’est qu’un squelette, mais contrairement à la vie, le dessin squelette n’est que naissance.
Station Saint Michel : les personnes voulant entrer pressent les autres d’en sortir. Cette passe d’arme est édifiante : pas de temps, pas de compréhension. Lui il est là. Son corps est dévoué à sa scène. Son bras et sa main ne sont que l’outil permettant à cette scène d’être écrite. C’est le moment de la noirceur où une succession de traits donne matière à une surface. Direct, précis, le crayon suit des trajectoires aléatoires aux premiers abords. Et pourtant, je sais ce qu’il dessine. Je le ressens. L’âme du dessin appartient déjà à son papier.
Je regarde dehors, je sais que j’ai fait plus de la moitié de mon chemin. Il referme son carnet. Je n’ai pas vu la fin. Cela m’attriste. A-t-il fini ? Son regard se met à fureter dans tous les sens. Il lui manque quelque chose. Son regard s’éclaire. Il rouvre son carnet et complète ses traits. Il ne regarde plus le wagon. Tout est dans sa tête.
Station Odéon : brusquement je sors de ma torpeur. Tout va vite. Il regarde dehors. Une décision est prise. Carnet fermé, il sort. Je le suis du regard. J’ai envie de le suivre, je veux voir la suite. Les portes se referment, je ne le vois déjà plus. Il a capturé ce moment si vite que sa durée m’apparaît maintenant relative. Je voudrais avoir son talent, de pouvoir esquisser la vie. Il a ébloui mes envies de création. Je lui rends hommage ici, à cet inconnu.